10 février 2006

LOUISE MICHEL ET LE DRAPEAU NOIR

" Le drapeau noir a fait sa première une apparition "officielle" dans la manifestation des sans-travail aux Invalides à Paris, le 9 mars 1883, lors d’un meeting organisé par le syndicat des menuisiers.
Louise Michel y arbore, pour la première fois, un drapeau improvisé, à partir d’un vieux jupon noir fixé sur un manche à balai. Voici la défense du drapeau noir qu’elle fit lors de son procès :
"Il y a quelque chose de plus important, dans ce procès, que l’enlèvement de quelques morceaux de pain. II s’agit d’une idée qu’on poursuit, il s’agit des théories anarchistes qu’on veut à tout prix condamner.
On insiste sur la fameuse brochure : « A l’armée ! » à laquelle le ministère public semble s’être appliqué à faire une publicité à laquelle on ne s’ attendait guère. On a agi autrement durement envers nous en 1871. J’ai vu les généraux fusilleurs ; j’ai vu M. de Gallifet faire tuer, sans jugement, deux négociants de Montmartre qui n’avaient jamais été partisans de la Commune ; j’ai vu massacrer des prisonniers, parce qu’ils osaient se plaindre. On a tué les femmes et les enfants ; on a traqué les fédérés comme des bêtes fauves ; j’ai vu des coins de rue remplis de cadavres. Ne vous étonnez pas si vos poursuites nous émeuvent peu.
Ah, certes, monsieur l’avocat général, vous trouvez étrange qu’une femme ose prendre la défense du drapeau noir. Pourquoi avons-nous abrité la manifestation sous le drapeau noir ? Parce que ce drapeau est le drapeau des grèves et qu’il indique que l’ ouvrier n’a pas de pain.
Si notre manifestation n’avait pas dû être pacifique, nous aurions pris le drapeau rouge ; il est maintenant cloué au Père-Lachaise, au-dessus de la tombe de nos morts. Quand nous l’arborerons nous saurons nous défendre. Nous n’avons pas fait appel à l’Internationale morte parce qu’on n’a pu en réunir les tronçons et parce que l’Internationale est un pouvoir occulte et qu’il est temps que le peuple se montre au grand jour.
On parlait tout à l’heure de soldats tirant sur les chefs : Eh bien ! à Sedan, si les soldats avaient tiré sur les chefs, pensez-vous que c’eût été un crime ? L’honneur au moins eût été sauf. Tandis qu’on a observé cette vieille discipline militaire, et on a laissé passer M. Bonaparte, qui allait livrer la France à l’étranger. Mais je ne poursuis pas Bonaparte ou les Orléans ; je ne poursuis que l’idée. J’aime mieux voir Gautier, Kropotkine et Bernard dans les prisons qu’au ministère. Là ils servent l’idée socialiste, tandis que dans les grandeurs on est pris par le vertige et on oublie tout.
Quant à moi, ce qui me console, c’est que je vois au-dessus de vous, au-dessus des tribunaux se lever l’aurore de la liberté et de l’égalité humaine.
Nous sommes aujourd’hui en pleine misère et nous sommes en République. Mais ce n’est pas là la République. La République que nous voulons, c’est celle où tout le monde travaille, mais aussi où tout le monde peut consommer ce qui est nécessaire à ses besoins...
On nous parle de liberté : il y a la liberté de la tribune avec cinq ans de bagne au bout. Pour la liberté de réunion c’est la même chose En Angleterre le meeting aurait eu lieu ; en France, on n’a même pas fait les sommations de la loi pour faire retirer la foule qui serait partie sans résistance Le peuple meurt de faim, et il n’a pas même le droit de dire qu’il meurt de faim. Eh bien, moi, j’ai pris le drapeau noir et j’ai été dire que le peuple était sans travail et sans pain. Voilà mon crime ; vous le jugerez comme vous voudrez.
Vous dites que nous voulons faire une révolution. Mais ce sont les choses qui font les révolutions : c’est le désastre de Sedan qui a fait tomber l’ empire, et quelque crime de notre gouvernement amènera aussi une révolution. Cela est certain. Et peut-être vous-mêmes, à votre tour, vous serez du côté des indignés si votre intérêt est d’y être. Songez-y bien.
S’il y a tant d’anarchistes c’est qu’il y a beaucoup de gens dégoûtés de la triste comédie que depuis tant d’années nous donnent les gouvernements. Je suis ambitieuse pour l’humanité moi je voudrais que tout le monde fût assez artiste, assez poète pour que la vanité humaine disparût. Pour moi, je n’ai plus d’illusion. Et tenez, quand M. l’avocat général parle de ma vanité. Et bien ! j’ai trop d’orgueil même pour être un chef : il faut qu’un chef à des moments donnés, s’abaisse devant ses soldats, et puis, tout chef devient un despote.
Je ne veux pas discuter l’accusation de pillage que l’on me reproche, cela est trop ridicule. Mais, si vous voulez me punir, je commets tous les jours des délits de presse, de parole, etc. Eh bien ! Poursuivez-moi pour ces délits.
En somme, le peuple n’a ni pain ni trarai1, et nous n’aurons en perspective que la guerre. Et nous, nous voulons In pais de l’humanité par l’union des peuples. Voilà les crimes que nous avons commis. Chacun cherche sa route ; nous cherchons la nôtre et nous pensons que le jour où le règne de la liberté et de 1’égalité sera arrivé, le genre humnin sera heureux.

(Texte de la Défense de Louise Michel, prononcée le 22 juin 1883, devant la Cour d’Assise de la Seine ; in Ecrits sur l’Anarchisme - Ed Seghers, 1964)