« Un soir, j’ai assis la beauté sur mes genoux. – Et je l’ai trouvée amère. – Et je l’ai injuriée.
Je me suis armé contre la justice (…)
Je parvins à faire s’évanouir dans mon esprit toute l’espérance humaine. Sur toute joie pour l’étrangler j’ai fait le bond sourd de la bête féroce. »
A. Rimbaud, une saison en enfer
L’être humain se dévoile parfois dans tout son mystère le temps d’une saison.
Un jour, l’atmosphère change. L’air vibre d’un étrange murmure. Le signal? L’avion présidentiel abattu le 06 avril 1994 au dessus du Rwanda. La consigne? «Abattre tous les cancrelats» Tutsis.
Le déferlement de violence envahit tout. Submerge les hameaux, les habitudes et les amitiés. Dieu est mis entre parenthèse, « moi, j’avais été sincèrement baptisé catholique, mais je sentais préférable de ne pas prier traditionnellement pendant ces tueries».
L’exigence à la fois minimale et maximale, («la règle numéro un, c’était de tuer. La règle numéro deux il n’y en avait pas. C’était une organisation sans complication.») se décline consciencieusement le long des villages, dans le marais, en famille, entre amis, entre co-équipiers de l’équipe de football.
Une arme tranchante et imparable au corps à corps, la machette, exécute sans faillir, arrachant des rivières de sang à la population Tutsis, hommes, femmes et enfants, sans distinction. Cette arme qui n’était qu’un outil agricole quelques heures auparavant.
Les « coupeurs » sont encadrés mais non embrigadés, il y a toujours moyen d’en réchapper par une simple amende en cas de manque d’ardeur; mais pourtant tous suivent, à quelques Justes près, si rares. Les radios déversant des appels explicites au meurtre galvanisent, ainsi que la bière et l’alcool de banane.
Et les jours passent, où le labeur de chaque matin consiste à traquer, à massacrer et à piller (le travail de mort remplace les travaux des champs), à empiler des tôles (bien inestimable) conquises au fil de la lame. Une nouvelle normalité se met en place : la vengeance, une abondance enivrante, la récupération des parcelles de terre, l’émulation du groupe banalisent les gestes. Le génocide s’installe.
Et puis la saison se referme, les corps se calment, les consciences se réveillent. Vient le temps de l’exil au Congo, le temps de l’introspection, puis celui des procès, des survivants à qui on demande parfois pardon, avec le secret espoir d’un retour sur les collines, comme avant.
Vient le temps de compter: 800 000 morts en quelques semaines.
Monsieur Frédéric
Jean Hatzfeld, Une saison de machettes, Récits, Seuil, 2003.